LA BOURSE DU TALENT 2017
BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE, PARIS
15 décembre 2017 - 4 mars 2018
Depuis 2006, la Bibliothèque nationale de France dévoile chaque année au public les images des jeunes photographes de la Bourse du Talent. Cette manifestation, organisée par photographie.com et Picto Foundation, est devenue au fil des ans un rendez-vous incontournable consacré à la reconnaissance des talents émergents. Reportage, Portrait, Mode et Paysage, la Bourse du Talent s’organise en quatre sessions thématiques annuelles. L’exposition par la BnF des travaux des jeunes photographes distingués par le jury permet au public de découvrir de nouveaux talents mais aussi les nouvelles lignes de force de la photographie contemporaine. Comme chaque année, les photographies exposées viendront enrichir les collections du département des Estampes et de la photographie de la BnF, confirmant le rôle essentiel de l’institution en faveur de la création contemporaine. Depuis 2016, les éditions Delpire consacrent un ouvrage aux travaux des lauréats. Après les Identités à venir en 2016, ce sont les Fragilité(s) qui constituent cette année le fil rouge de la publication.
Sélection
CHLOÉ JAFÉ > INOCHI AZUKEMASU
Devenue hôtesse pour un temps dans les quartiers de Shinjuku et de Ginza, Chloé Jafé rencontre par la suite le chef d’un groupe yakuza de Tokyo qui l’autorise à photographier son quotidien. Elle décide alors de suivre els femmes de l’organisation. En tant qu’épouses, filles ou maîtresses, celles-ci y jouent un rôle important, d’où le titre de la série « Inochi Azukemasu » qui signifie « le don de la vie ». Reprenant la spontanéité du carnet de voyage, ses photographies en noir et blanc montrent tantôt des moments d’intimité entre les couples yakusas, tantôt des réunions de chefs de clans. Chloé Jafé donne une place prépondérante aux gestes et aux corps souvent tatoués dont elle prolonge parfois les motifs hors du cadre de l’image. Rehaussées de gouache de couleurs vives qui traduisent en un sens la violence latente du groupe et renforcent le graphisme des contrastes d’ombres et de lumière, ces photographies évoquent avec une forte charge symbolique le poids du rituel et des traditions.
BRICE PORTOLANO > ARCTIC LOVE
La série « Arctic Love » produite en Finlande est un des volets d’un travail documentaire au long cours entamé en 2013 et intitule “No Signal”. Pour ce projet, Brice Portolano suit des hommes et des femmes qui ont fait le choix d’habiter dans des lieux habituellement jugés hostiles aux États-Unis, en Iran et en Europe, afin de retrouver des valeurs simples et une certaine osmose avec la nature. Ici, le photographe accompagne le quotidien de Tinja qui, après des études dans le sud de la Finlande, a choisi de retourner vivre en Laponie, dans la petite maison où elle a grandi, et de se consacrer à l’élevage de chiens de traineaux.
LAURENT ÉLIE BADESSI > L’ÂGE DE L’INNOCENCE
Observateur assidu des paradoxes de la société américaine, Laurent Élie Badessi développe la série « American Dream » qui met en scène des modèles vêtus en soldats de l’armée américaine et dont l’image léchée, à la symbolique appuyée, témoigne de la perception aseptisée que donnent les médias de la guerre en Irak. Dans sa série « Age of Innocence » où il portraiture des enfants et des adolescents posant avec leurs armes, le photographe témoigne de façon plus acerbe encore le rêve américain et la société, aveuglée par ses traditions. Le caractère soigné et volontairement séduisant de ces portraits en noir et blanc renforce notre malaise face à la banalisation du port d’arme dès le plus jeune âge aux États-Unis.
Commentaire ♥♥♥♥♥
Pour la dixième année consécutive, la BnF présente les photos primées par les jurys des quatre sessions annuelles de la Bourse du Talent axées sur les thèmes du paysage, du reportage, du portrait et de la mode. Organisée par le magazine en ligne photographie.com, et le laboratoire parisien Picto, cette exposition est un moment incontournable de la reconnaissance des talents émergents.
Trois photographes m’ont particulièrement touché, Chloé Jafé, Brice Portolano et Laurent Élie Badessi. Chloé Jafé a été récompensée de la Bourse du Talent Reportage pour « Inochi azukemasu ». Brice Portolano et Laurent Élie Badessi ont été les coups de cœur Reportage et Mode, respectivement pour leurs projets « Artic Love » et « Age of Innocence ».
En fait, j’ai découvert la Bourse du Talent à travers Chloé Jafé et son projet « Inochi Azukemasu ». À son arrivée à Tokyo en 2014, Chloé Jafé a tout de suite démarré son reportage sur les femmes dans la mafia japonaise. Devenue elle-même hôtesse pour un temps dans les quartiers chauds de Shinjuku et de Ginza, elle rencontre le chef d’un groupe yakuza de Tokyo qui l’autorise à photographier son quotidien. Elle peut alors suivre les femmes dans une organisation dominée par les hommes, où elles sont soit leurs épouses, leurs filles ou leurs maîtresses. Elles y jouent un rôle important, d’où le titre de la série « Inochi azukemasu » qui signifie « le don de sa vie », et ainsi l'engagement au sein d'un clan. Les photos en noir et blanc montrent de véritables moments d’intimité des femmes, mais aussi des couples et des chefs de clans. Chloé Jafé met en avant les gestes et les corps dénudés dont les tatouages semblent être leur seul habit. Certaines photos ont été agrémentées d’une gouache de couleur vive qui renforce la violence latente du groupe et l’extrême sensibilité des sujets féminins. L’image de la femme tatouée, allongée nue sur des draps, dont la photo a été immaculée de tâches rouges comme du sang, fait penser à une scène de crime où la femme, comme éclaboussée, vient d’être témoin d’un meurtre sanglant. Que ce soient des portraits ou des photos de groupe, les images dégagent toutes une profonde émotion où le poids du rituel et des traditions est très fort.
Avec Brice Portolano, on change complètement de registre en partant suivre le quotidien de Tinja qui vit en Laponie Finlandaise, à 290 kilomètres de la ville la plus proche. En fait, j’ai déjà eu l’occasion de voir les photos de Brice Portolano à travers un reportage publié dans le magazine GEO en février 2017. Déjà à l’époque, l’histoire de Tinja m’avait interpelée. Après six années passées dans le sud du pays pour ses études, elle décide de quitter la ville pour retourner vivre à Inari dans la petite maison où elle a grandi. Ici, pas d’eau courante ni d’électricité. La cuisine et le chauffage se font au poêle à bois et il faut se rendre chaque matin à la rivière pour y puiser de l'eau glacée. À 32 ans, elle consacre aujourd’hui son temps à ses 85 chiens de traineaux avec lesquels elle parcourt chaque jour les grands espaces de la Laponie, notamment avec des groupes de touristes qu’elle accueille chez elle une fois par semaine. Malgré de nombreux mails et demandes de renseignement, l’activité touristique est assez limitée et le profit commercial, loin d’être sa priorité. Les biens matériels lui importent peu, la nature lui donnant, selon elle, tout ce dont elle a besoin pour vivre. Les images prises dans ces paysages de neige profonds, sont splendides. Le sourire éclatant de Tinja debout sur son traineau, à cheval ou caressant un de ses chiens, illumine la photo.
Laurent Élie Badessi est un photographe plus expérimenté. Né en 1964, il s’installe aux États-Unis dans les années 90s. Dès lors, il sera un observateur assidu des paradoxes de la société américaine. Il réalise une série « American Dream » qui met en scène des modèles vêtus en soldats de l’armée américaine, et dont l’image léchée, à la symbolique appuyée, témoigne de la perception aseptisée que donnent les médias de la guerre en Irak. Dans sa série « Age of innocence », il fait le portrait d’enfants et d’adolescents posant avec leurs armes. Laurent Élie Badessi dénonce de façon acerbe le rêve américain et la société aveuglée par ses traditions. Les clichés en noir et blanc des enfants sont très soignés et volontairement séduisants. À leur vue, ils engendrent néanmoins un certain malaise car ils mettent en exergue la banalisation du port d’arme dès le plus jeune âge aux États-Unis. Ce malaise est d’autant plus renforcé par l’image des enfants, au visage si poupon pour certains, qui tiennent une arme réelle dans leur main, comme s’il s’agissait d’un vulgaire jouet en plastique.
E.P.