DAVID GOLDBLATT
- Eric Poulhe
- 18 mars 2018
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 1 mai 2023
CENTRE POMPIDOU, PARIS
21 février 2018 - 13 mai 2018

Né en 1930, David Goldblatt parcourt inlassablement l’Afrique du Sud, depuis presque trois quarts de siècle. À travers ses photographies, il raconte l’histoire de son pays natal, sa géographie et ses habitants. Il examine ainsi scrupuleusement l’histoire complexe de ce pays, lui qui fut témoin de la mise en place de l’apartheid, de son développement, puis de sa chute. Lauréat du Hasselblad Award (2006) et du prix Henri Cartier-Bresson (2009), David Goldblatt est aujourd’hui considéré comme l’un des photographes majeurs du 20e siècle, mais pour bien d’autres raisons qu’une simple fidélité à son sujet. L’artiste limite chaque travail personnel à un lieu particulier, dont il a une très bonne connaissance. Cette parfaite maîtrise du terrain lui permet de trouver la forme la plus juste pour exprimer toute sa complexité. Si son approche documentaire le relie à des maîtres tels Dorothea Lange, Walker Evans, August Sander ou encore Eugène Atget, Goldblatt n’a jamais voulu adopter des solutions photographiques déjà existantes.
La singularité de l’art de Goldblatt réside, plus largement, dans son histoire personnelle et sa vision de la vie. Né dans une famille d’immigrés juifs lituaniens fuyant les persécutions, il est élevé dans un esprit d’égalité, de respect et de tolérance vis-à-vis des personnes d’autres cultures et d’autres religions. Dans sa maison natale, remplie de livres, les différences d’opinions se discutent. Ses frères aînés le sensibilisent aux questions sociales et l’introduisent à la pensée de gauche. En témoignent ses premières photographies réalisées entre 16 et 18 ans - dockers, pêcheurs, ouvriers miniers. Le sujet de la mine l’intéresse tout particulièrement : devenu jeune photographe professionnel, il réalisera plus tard une série autour des mines en déclin, voire abandonnées, de sa région natale. Ces photographies constituent la matière de son premier livre photographique, On the Mines, qu’il signe avec Nadine Gordimer. À cela s’ajoutent sa curiosité et sa volonté de comprendre, plutôt que de bannir les attitudes qu’il ne partage pas. C’est ce qui l’a poussé, après l’avènement de l’apartheid, à poser son regard sur les petits agriculteurs afrikaners qu’il croisait dans la boutique de vêtements de son père. Ces images sont publiées en 1975 dans son deuxième livre, intitulé Some Afrikaners Photographed. Le désaccord avec la politique raciale de l’apartheid et les abus du gouvernement actuel sont à la source d’une longue série d’images entreprise il y a presque quarante ans, intitulée Structures. Les photographies des bâtiments et des paysages, accompagnées de légendes informatives détaillées, encouragent une réflexion sur le rapport que les formes de ces environnements entretiennent avec les valeurs sociales et politiques des individus ou des groupes sociaux qui les construisent et les habitent.
David Goldblatt répète souvent que la photographie n’est pas une arme et qu’elle ne devrait se rapprocher d’aucune propagande, même dans un but louable. Le langage photographique qu’il a privilégié est, dans la lignée de cet esprit, à la fois simple et intense. En prenant le temps, en utilisant un appareil moyen format, en posant l’appareil sur le trépied, et en mettant ses opinions au second plan, Goldblatt donne un espace à la personne ou au lieu photographié, exprimant ainsi leurs idées et leurs valeurs.
Des essais de jeunesse jusqu’aux images les plus récentes, l’exposition rétrospective que consacre le Centre Pompidou à l’œuvre de David Goldblatt offre, pour la première fois en France, un parcours inédit de plus de 50 ans de photographie. Réunissant plus de deux cents photographies, une centaine de documents inédits ainsi que des films où Goldblatt commente ses photographies, elle permet au public de plonger dans cet œuvre fascinant qui apprend à regarder avec un œil conscient et analytique. Comme l’écrivait Nadine Gordimer, grande auteure et amie du photographe : « La ‹ chose essentielle › dans les photographies de Goldblatt n’est jamais un morceau, ou le raccourci visuel d’une vie ; elle est empreinte par le désir de communiquer, grâce à la connaissance et la compréhension, la totalité du contexte de cette vie, dans laquelle ce détail, parmi et plus que tous les autres, est signifiant. Et c’est la présence de ‹ chose essentielle › – et non pas le détail en soi – qui maintient l’équilibre dans la totalité, entre la généralité de ce qui a été vu à de maintes reprises et ce qui est vu de manière singulière. »
« David Goldblatt ne saisit pas le monde avec l’appareil. Il cherche à se débarrasser des idées préconçues sur ce qu’il voit avant de les sonder davantage avec son instrument de prédilection – l’image photographique. » Nadine Gordimer, 1983.
K. Ziebinska-Lewandowska
Sélection
Commentaire ♥♥♥♥♥
Le Centre Pompidou consacre une rétrospective exceptionnelle de l’œuvre du photographe sud-africain David Goldblatt. Né en 1930, l’homme n’a cessé de parcourir son pays et témoigner par l’image de son histoire et de la condition de ses habitants. Témoin de la création de l’apartheid, de son développement et de sa chute, il est un artiste phare du documentaire engagé qui entretient une relation singulière entre les sujets, le territoire et la politique.
L’exposition présente son œuvre à travers un choix de séries qui permettent d’appréhender toute la complexité de ce pays. A ce titre, la mise en scène des thèmes est particulièrement pertinente et didactique. En complément des photographies exposées, le visiteur peut voir et écouter le témoignage récent du photographe qui commente ses clichés en les replaçant dans leur contexte politique, social ou économique. En racontant l’histoire de chaque photo, David Goldblatt se révèle par ailleurs un formidable conteur. A son écoute, on imagine aisément son approche de la photographie sur le terrain et le mode de relation qu’il a dû établir avec les sujets qu’il a photographié. Il ne se contente pas de prendre une photo, mais il s’attache à tout ce qu’elle représente, à son histoire. L’image n’est pas une finalité mais le moyen d’illustrer et de renforcer un propos. On retrouve également cette volonté d’expliquer la photo dans les textes et les légendes que le photographe a lui-même rédigés. La légende se résume rarement à un titre comme c’est souvent le cas. Il s’agit plus souvent d’une phrase ou d’un paragraphe qui raconte l’histoire de la photo. David Goldblatt se positionne bien comme un journaliste conteur engagé qui veut absolument témoigner et s’assurer que l’image qu’il délivre sera bien interprétée. Il ne souhaite certainement pas laisser au spectateur la liberté d’interpréter à sa guise le sens de l’image présentée, et se tromper sur le message que le photographe voulait donner.
L’exposition démarre par la série « particularités ». David Goldblatt s’intéresse plus particulièrement aux attitudes, aux postures et aux gestes. Le cadrage choisi se limite à ce propos, comme cette photo où l’on voit le haut des cuisses d’une femme assise en train de fumer, les bras croisés. Elle porte une jupe blanche. Même si l’image est coupée en bas du buste, l’essentiel est là et l’on peut imaginer ce que l’on ne voit pas.
En 1950, au démarrage de la série « quelques afrikaners photographiés », David Goldblatt sert dans le magasin de son père, des Sud-Africains blancs d’origine hollandaise parlant l’Afrikaans. Il les associe à la politique raciale injuste et ne les supporte pas. Pourtant il note les paradoxes de la situation. D’un côté des actes d’une remarquable générosité et de respect. De l’autre des comportements sévères et violents injustifiables. Les photos présentées dans cette série, mais aussi dans les séries « Joburg », « Soweto » et « A Boksburg » traduisent bien ces paradoxes. On peut voir d’un côté, un regroupement de sympathisants pro-apartheid, ou un homme blanc tondant une parcelle de gazon dans un quartier résidentiel réservé aux blancs. De l’autre côté, un adolescent aux deux avant-bras brisés lors d’une arrestation, ou deux jeunes hommes noirs montrant leurs dompas. Et puis des moments de générosité comme cette photo montrant des blancs construisant le cercueil d’un domestique noir qui ne pouvait se le payer, ou ces deux enfants, noirs et blancs jouant ensemble sur un charriot à roulettes. La situation est effectivement plus complexe qu’il n’y parait.
Au début des années 80, David Goldblatt s’est orienté sur des travaux relevant plus de l’enquête sociologique que de la simple photographie documentaire.
En 1980, David Goldblatt accompagne deux chercheurs de l’Institut des études africaines de l’Université de Witwatersrand dans le bantoustan du Bophutatswana afin de photographier un fermier noir Kas Maine qui a réussi à vivre de son exploitation. A travers son reportage, David Goldblatt lui rend hommage.
En 1983, il intervient dans le cadre d’une enquête sur la pauvreté et le développement en Afrique Australe commandée à vingt photographes. Pour cette étude, David Goldblatt s’est intéressé aux transports dans les bantoustans, ces régions réservées aux populations noires pendant l’apartheid. La série « Les transportés de Kwandebele » retrace leur parcours interminable pour aller travailler, en train et en bus. La première photo montre le début du voyage qui démarre à 2 heures 40, et la dernière celle du retour à 21 heures. La souffrance et la pénibilité visible sur les photos se passe de tout commentaire.
Le dernier espace de l’exposition, le plus grand, est consacré à la série « structures ». En la démarrant en 1983, David Goldblatt montre ce que l’architecture révèle de l’esprit et des idéologies de ceux qui ont construit les bâtiments ou qui les utilisent. Les photos montrent de nombreuses églises très contemporaines ou des bâtiments à la gloire de la population dominante Afrikaan. Elles témoignent de la suprématie des hommes blancs au pouvoir. Les photos réalisées à partir de 2000, après la fin de l’apartheid, montrent le pays en proie à un certain abandon ou déchéance, comme celle d’une avenue à la chaussée défoncée pour un vol de câbles en cuivre. Une autre photo illustrant bien la situation, présente cinq immeubles arrêtés en cours de construction et dont tout ce qui a pu être retiré, portes, fenêtres, plomberie, a été volé.
Les photos prises depuis la chute de l’apartheid révèlent bien les fractures de la société et le dénuement des populations noires. Toutefois, il y a quelques lueurs d’espoir dans la réconciliation et la volonté de bâtir une nation ensemble. Le 9 avril 2015 à l’université du Cap, a eu lieu le déboulonnage de la statue de Cecil Rhodes, après qu’elle ait été maculée d’excréments humains et que l’université ait accédé aux demandes des étudiants de la retirer. On y voit des étudiants, blancs et noirs, réunis en cercle, smartphones à la main, en train d’immortaliser l’instant.
A 87 ans, David Goldblatt continue toujours de témoigner par ses images de l’évolution de la société Sud-Africaine. Au vu de la qualité et de la pertinence des clichés qu’il a pu prendre tout au long de sa vie, gageons qu’il puisse le faire encore le plus longtemps possible.
E.P.