MONDES TSIGANES, LA FABRIQUE D’IMAGES
MUSÉE DE L’HISTOIRE ET DE L’IMMIGRATION, PARIS
13 mars 2018 - 26 août 2018
Première partie : Une histoire photographique, 1860-1980
Photographier les Manouches, les Kalé et les Roms, ceux que les autres, les Gadjé, appellent les Romanichels, les Gitans et les Tsiganes, relève de l’évidence et de l’impossible. Leur présence capte depuis toujours l’attention des artistes et des reporters. À la croisée des routes et aux coins des rues, les photographes ont reproduit à l’infini les préjugés qui s’attachent à ces populations. Citoyens de France ou d’autres pays, ils restent sans cesse perçus comme étrangers.
Par la photographie, journalistes, savants et experts tentèrent de cerner l’identité réputée insaisissable de cette "nation errante". Les politiques d’État inventèrent d’immenses fichiers d’images conçues pour fixer et contrôler ceux que personne ne voulait accueillir. Ces traces photographiques témoignent toutefois des effets douloureux d’une persécution, encore amplifiée durant les guerres mondiales.
Mais, avec le temps, d’autres regards s’attachent aux multiples trajectoires familiales et aux destins personnels. Loin des clichés et des stéréotypes réducteurs, les images reflètent une rencontre entre un photographe et son sujet. Elles laissent percevoir une autre histoire. Des sujets surgissent, saisis dans leur vie quotidienne, sur différents territoires. Les visages s’imposent au singulier sur les images de leur vie.
Cette exposition révèle la complexité et la variété des regards photographiques et montre la fabrique visuelle qui a contribué à forger l'image des Roms et des Gens du Voyage. Elle interroge ainsi nos sociétés dans leur capacité à vivre avec ceux qui incarnent un éternel ailleurs.
Ilsen About et Adèle Sutre
Une histoire photographique, 1860-1980
Deuxième partie : Les Gorgan
J’ai rencontré la famille Gorgan en 1995, lorsque je faisais mes études à l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles. Les parents, Johny et Ninaï, vivaient alors en caravane avec leurs sept enfants, sur un terrain situé entre la gare de fret et le Rhône. Je ne savais rien de cette communauté et ignorais alors que cette famille rom était installée en France depuis plus d’un siècle.
J’ai réalisé mes premières images en noir et blanc, m’inscrivant dans une tradition documentaire face à ceux qui m’étaient encore étrangers. Je maintenais une distance et essayais de comprendre ce que ce médium pouvait encore nous apprendre d’eux. La découverte des quelques archives qu’ils possédaient puis les prises de vue réalisées dans le Photomaton de la gare avec les enfants m’ont rapidement fait comprendre que la diversité des formes et des points de vue était nécessaire pour rendre compte de la densité de la vie qui s’offrait à mon regard.
Mon déménagement à Paris en 2001 m’a éloigné des Gorgan pendant plusieurs années. C’est en 2013, plus de dix ans après avoir réalisé ces photographies, que nous nous sommes retrouvés, comme si l’on s’était quittés la veille. L’évidence que cette histoire devait continuer le plus longtemps possible m’est immédiatement apparue. Ils m’ont alors confié leurs images de ces années passées sans se voir.
Vingt ans après cette rencontre fondatrice, le temps a fait son œuvre sur les corps et les visages des Gorgan. Un temps différent de celui de notre monde gadjé. Johny et Ninaï sont désormais grands-parents et les caravanes ont quelquefois été délaissées pour des appartements jugés plus confortables.
J’ai vécu en leur compagnie une expérience qui dépasse celle de la photographie. À leur côté, j’ai assisté, pour la première fois, à la naissance d’un enfant ; j’ai aussi veillé le corps de celui que j’avais vu grandir : Rocky, mort brutalement à l’âge de 30 ans.
L’exposition reconstitue les destins individuels des membres de cette famille. Elle retrace l’histoire que nous avons construite ensemble. Face à face. Et désormais, côte à côte."
Mathieu Pernot
Mathieu Pernot : Les Gorgan
Commentaire ♥♥♥♥♥
Avec son exposition « Mondes tsiganes, la fabrique des images », le musée national de l’Histoire et de l’Immigration aborde par la photographie la vie du peuple Tsigane dans le monde et la façon dont il fut incompris, ostracisé et persécuté. L’exposition aborde le sujet de manière générale et historique, dans la première partie « Une histoire photographique, 1860-1980 », mais aussi de manière particulière avec la seconde partie et le destin de la famille Gorgan qui fait valeur d’exemple contemporain.
A la fin du XIXe siècle et début du XXe siècle, les gadjés – non tsiganes – regardent de manière pittoresque ce peuple nomade, Manouches, Kalé ou Roms, qu’ils appellent les Romanichels, les Gitans ou les Tsiganes. Les photographes de l’époque les immortalisent sur des cartes postales en montreuses d’ours, liseuses de bonne aventure, chaudronniers ambulants ou musiciens. Même s’ils gardent dans tous les clichés une certaine distance avec ce peuple nomade considéré comme étranger, ils sont paradoxalement fascinés par la beauté farouche des femmes notamment aux Saintes-Maries-de-la-Mer lors de leurs regroupements estivaux. Des photographes de renom comme Eugène Atget, Germaine Krull, André Kertész ou François Kollar vont à la rencontre de ces bohémiens et donnent une image plus esthétique et plus humaniste.
Très rapidement, le gouvernement français instaure le fichage anthropologique et le contrôle des Tsiganes qui sont vus comme une menace de la société. De nombreuses photos notamment judiciaires et des documents comme le carnet anthropométrique, sont exposés et témoignent de cette persécution au quotidien. Durant la seconde guerre mondiale, les Tsiganes seront internés dans des camps et quelques clichés montrent le quotidien des enfants avec des religieuses durant l’occupation. Les images ne montrent ni violence, ni atrocités.
La transformation du mode de vie des Tsiganes commence à partir des années 50 avec la transformation des villes et des campagnes. L’état crée des aires de stationnement pour les gens du voyage qui commencent à se sédentariser. On voit de nombreuses images de camps de gitans avec des caravanes qui ont remplacé les roulottes tractées par des chevaux. Les enfants commencent à intégrer l’école.
La seconde partie de l’exposition est la plus bouleversante. Mathieu Pernot a rencontré la famille Gorgan en 1995, lorsqu’il faisait ses études à l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles. A l’époque Johny et Ninaï vivaient en caravane avec leurs sept enfants sur un terrain vague coincé entre la voie de chemin de fer et le Rhône. Il les a suivis et photographiés pendant vingt ans. Il a partagé avec eux à intervalles réguliers leur quotidien et leur destin. Son reportage est autant une étude ethnographique et sociologique qu’un projet artistique.
L’exposition présente une série d’une vingtaine de photographies, petits et grands formats, de chaque membre de la famille. Les parents Johny et Ninaï, les enfants Rocky, Giovanni, Mickaël, Jonathan, Priscilla, Vanessa, Ana et le petit dernier Doston, de l’âge de ses neveux et nièces.
Dans toutes les photos, on sent toute la proximité qu’avait Mathieu Pernot avec les Gorgan, et tout l’amour et la confiance que lui rendaient les membres du clan. Les photos prises sans artifice sont bouleversantes d’humanité et de tendresse. Elles le deviennent d’autant plus quand on connait l’histoire individuelle de chacun : la mort soudaine de Rocky qui était devenu le chef de la famille. Les passages en prison pour vols divers du père Johny et de son fils Jonathan qui a appris la mort de son frère Rocky en détention.
Un film réalisé par Mathieu Pernot est projeté au fond de la salle. On ne peut s’en détacher tellement il est poignant. Jonathan parle de sa vie en captivité à la prison du Pontet et écoute la lecture du courrier par Mathieu car il ne sait ni lire ni écrire. Il lui dicte oralement en retour sa réponse. Le petit Doston à huit ans n’est pas scolarisé et a dû mal à s’exprimer distinctement. Il sait que lui aussi ira en prison comme son frère, mais qu’il voudrait quand même être policier pour combattre les méchants. Lors d’une réunion de famille, la mère Ninaï chante une complainte en souvenir de son fils Rocky, accompagné d’un guitariste, empoignant son fils Giovanni de plus de 120 kilos redevenu un enfant tellement fragile. Et tous ces enfants qui jouent, rient et crient en toute insouciance à demi-nus dans la torpeur de l’été. Tellement ces gamins ressemblent traits pour traits à leurs ainés, qu’on croit deviner aisément leurs destins à moins que... Certains membres du clan comme Mickaël ont délaissé la caravane pour s’installer dans un appartement en ville.
E.P.